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Le ciné des enfants perdus 2 : le retour

du ciné, mais pas que !

Lisez-moi n°12 a.k.a. L'hypernombrilisme du jour : Le Seigneur des Anneaux

Publié le 11 Janvier 2014 par Vanessa TERTRIN in Lisez-moi, hypernombrilisme

Pour cette première édition de 2014 d'un texte issu de mon cerveau malade, je vous propose donc ma réinterprétation du titre "Le Seigneur des Anneaux". C'est peut-être la plus longue que j'ai pondu jusque-là et j'ai adoré l'écrire, bien que j'ai dû puiser dans mes propres peurs pour imaginer les sentiments de mon personnage. J'espère que ça vous plaira et que Mr Tolkien ne se retournera pas trop d'horreur dans sa tombe. Alors, vous en pensez quoi ?

*******

Le vide ? Le noir absolu ? Plus aucune sensation. Plus rien. Perdre tout ce que l’on aime. Perdre tous ceux que l’on aime. Ne plus voir. Ne plus sentir. Ne plus toucher, ni être touché. Est-ce qu’on le sait ? Est-ce qu’on s’en rend compte ? Est-ce qu’il y a quelque chose après ? Est-ce qu’on se retrouve ? Est-ce qu’on souffre ? Et si on ne peut plus bouger alors qu’on est conscient ? Comment peut-on envisager tout ça sereinement ? Ce n’est pas possible ! N’être plus rien ! Disparaître ! Inenvisageable…

Chaque fois je sens ce creux dans mon estomac. Chaque fois que mes pensées errent vers cet inconnu froid et effrayant. Les frissons parcourent chacun de mes membres. Mon cœur bat à tout rompre comme pour contredire l’idée qu’il puisse s’arrêter. Il résonne jusque dans mes tempes. Mes intestins se tordent, douloureux, menaçant de répandre leur contenu d’un instant à l’autre, peu importe par quel moyen. Cette drôle de sensation désagréable et indéfinissable s’empare de la moindre cellule de mon corps, s’attardant dans le bout de mes doigts que je plie et déplie alors puis secoue frénétiquement pour tenter de la chasser. Mes poumons semblent rétrécir, je manque d’air. Je dois marcher et occuper mon esprit le plus rapidement possible, pour oublier ces pensées malheureuses. Le plus dur est de ne pas savoir. Ignorer ce qui m’attend forcément au bout de la ligne. Ignorer comment. Et surtout, ignorer quand. Mais est-ce qu’on vivrait mieux si on savait quel jour finira sa vie ? Je ne crois pas. Certains d’entre nous peut-être. Mais la majeure partie se retrouverait prostrée dans un recoin sombre, à pleurer sur son compte en attendant l’heure fatale. Ou alors perdrait la raison. Oui. Moi je deviendrais dingue. A coup sûr. J’ai déjà du mal à accepter qu’un jour j’abandonnerai tout contre ma volonté, tout et tout le monde surtout. C’est pour ça que je ne veux pas d’enfant. Je refuse de me lancer sciemment dans les démarches d’obtention du droit d’enfanter. Je ne peux pas. Je refuse qu’ils me pleurent. Et surtout je refuse d’être égoïste au point de donner la vie à un être sans pouvoir lui promettre que jamais on ne lui reprendra ce formidable cadeau que je lui ai fait. Vous vous rendez compte ? Mettre au monde un enfant c’est lui assurer de le quitter un jour. Lui assurer de devoir se poser ces questions à son tour. Lui assurer d’avoir peur, un jour, de mourir. La vie n’est pas éternelle. Sinon ça se saurait. Et ce serait un sacré bordel sur cette planète.

Déjà que ce n’est pas simple avec la compétition. Bien que la balance soit impeccablement réglée, du coup. Il est rare qu’il y ait moins de 1500 participants par an. Pour un seul survivant. Au final, ça s’arrange bien. Un survivant. Le survivant. Celui qui chaque année parvient à survivre à l’épreuve des anneaux.

Le Seigneur des Anneaux.

Il gagne alors trente années de vie supplémentaires, pendant lesquelles les forces vitales et l’état physique et mental ne sont absolument pas altérés. Bien au contraire, d’ailleurs. On n’est jamais plus en forme que lorsqu’on sort vainqueur de l’épreuve. Le risque encouru lors de cette compétition est seulement de perdre la vie. Ironie majeure : il faut donc pour ces concurrents qui craignent la mort plus que tout, prendre ce risque ultime pour espérer éloigner un peu l’instant fatal. Et comme je suis la dernière des trouillardes : je me lance. J’y vais. Cette année je suis décidée. Depuis que j’ai pris conscience de ce qu’était la mort, et que la compétition en question pouvait m’épargner cette issue fatale pendant encore quelques années, je sais que je veux participer. J’ai fait passer ces années de recul devant l’inscription pour des années supplémentaires d’entraînement. Comme la plupart des gens. Mais je ne suis pas dupe, et eux non plus. Nous reculons tous devant le moment de signer. Seulement il y a ceux qui n’ont pas honte de dire qu’ils ont peur. Et ceux qui ont de grands talents d’acteurs. Comme moi. Et l’orgueil n’est pour rien dans cette affirmation. Je joue la comédie par pure honte d’avouer ma plus grande faiblesse et ma couardise. Par deux fois j’ai envisagé de signer. Par deux fois j’ai fait croire que je m’entraînais encore pour arriver à la compétition au top de ma forme. Ils m’ont tous cru. Et maintenant, ils me regardent tous avec envie. Je me pavane la tête haute d’avoir apposé mon nom au bas de la liste. J’arbore fièrement le tatouage sur ma joue gauche. Celui qui scelle la participation à la compétition. Vous vous rendez dans cette grande salle, deux gardes armés se tiennent sur vos talons. Vous avez à peine posé la mine sur le papier qu’ils s’accrochent à vous pour ne vous lâcher qu’une fois le fameux dessin gravé sur votre visage.

Je montre ma joue à qui veut la voir. Quand un quidam me dévisage, je pointe le symbole du doigt et j’opine du chef d’un air entendu, comme pour dire « T’as vu ? Ouais. Moi je le fais. »

Mais à l’intérieur, je suis en panique. Je hurle en moi depuis que j’ai signé. J’ai cru m’évanouir en saisissant le crayon. J’ai perdu le fil de la réalité jusqu’à ce que l’aiguille du tatoueur s’enfonce dans ma chair. A ce moment-là, j’ai tout ressenti beaucoup plus clairement. Je suis pratiquement sûre d’avoir senti l’encre s’insinuer sous ma peau, chaque goutte, chaque pigment s’installer dans ma chair meurtrie. Tout est devenu trop vrai, trop présent. J’ai compris pourquoi certains pétaient un câble sur le siège du tatoueur et arrachaient leurs sangles pour tenter de s’enfuir. Mais une fois que vous avez signé…

Une fois que vous avez signé, vous avez scellé votre destin et renoncé au choix. La décision ne vous appartient plus. Soit vous participez à la compétition, soit vous êtes exécuté sommairement. C’est bien spécifié dans les petites lignes du contrat. Aucune possibilité de reculer. Aucun moyen de fuir. Car si tu renonces à la compétition, tu renonces à la vie encore plus tôt. C’est pour ça que je sais déjà que j’irai jusqu’au bout. Sauf si je perds la raison avant, bien sûr. Et je n’ai en plus aucune envie de finir écartelée, écorchée vive, découpée lentement en morceaux sur la place publique ou autre joyeuseté du même acabit que l’on réserve aux fuyards de la compétition. Non. Je ne renoncerai pas.

Comme chaque participant, je fais l’objet de nombreux paris. Depuis que je suis inscrite pour la compétition, de plus en plus de spectateurs se pressent dans les tribunes lors de mon entraînement quotidien. J’essaie donc de ne pas trop me focaliser sur les commentaires qui fusent depuis les bancs. Certes, les applaudissements sont agréables. Les rires le sont moins. J’ignore toujours ce qu’ils concernent, mais je les attribue généralement directement à une erreur que je fais. Un rire suffit à me déstabiliser – il va falloir que je travaille là-dessus avant la compétition – et m’amène à imaginer que mon incompétence et ma perte assurée sont déjà sujet à moqueries. Je perds mes moyens, m’emmêle les pinceaux et finit la plupart du temps à terre. Voilà bien ce que je ne peux pas me permettre : chuter. L’épreuve a lieu en quatre parties, sur quatre jours consécutifs. Elle a toujours lieu au même endroit. Au-dessus de l’immense crevasse que l’on dit sans fond. Celle qui semble séparer le monde en deux. Personne ne sait si elle se finit. Je n’ai quant à moi pas très envie de me louper sur une épreuve et d’aller découvrir personnellement si oui ou non, la crevasse aboutit quelque part. Cependant, l’heure n’est plus aux questions de ce genre. Car ce matin, je me suis peut-être levée pour la toute dernière fois de ma vie. Et ça fait sacrément bizarre.

Premier jour. Pour la première épreuve, il s’agira de traverser la largeur du gouffre à l’aide des cinquante anneaux répartis entre les deux rives. Sans réfléchir, je m’élance. Si tu réfléchis, tu ne sautes pas. Premier anneau, tout va bien, je le saisis facilement. Le deuxième est tout près. Le troisième largement à ma portée. Je vole dans les airs aussi simplement qu’il est possible de le faire. Ce n’est pas la partie qui m’inquiète. Passer d’anneau en anneau, je maîtrise. La première partie de l’épreuve est gagnée d’avance pour moi. La seconde sera plus compliquée. Chaque chose en son temps. Voilà déjà le vingt-et-unième anneau. J’entends les acclamations galvanisantes du public. Vingt-cinq. Je tâche d’occulter les sifflets de mes détracteurs. Vingt-neuf. Je bénéficie d’un grand nombre de supporters mais ce sont pourtant les autres que j’entends le plus. Trente-trois. Pas grave. Trente-quatre. Continue. Trente-cinq. L’œil sur le prochain anneau et surtout pas sur ta main. Trente-huit. C’est bien. Tu y arrives. Tu sais tenir la durée, c’est ton point fort. Quarante-quatre. Heureusement. Quarante-six. Tu auras besoin de tenir. Quarante-huit. N’y pense pas. Pas tout de suite. Quarante-neuf. Encore un petit dernier. Cinquante. Bravo. Tu es passée. N’exulte pas. Reste concentrée. Ne montre pas ta faiblesse. Personne ne doit voir que tu trembles. Personne ne doit soupçonner l’immense sensation de soulagement qui t’envahit. Relève la tête. Souffle. Respire calmement. Ma prestation a fait sensation, je sors sous les bravos. Attention, surtout ne te repose pas sur tes lauriers. Beaucoup d’autres avant toi ont fait cette erreur : ne la reproduis pas. Pour l’instant tout va bien. Je suis qualifiée pour la suite.

Aujourd’hui, 643 des 1524 participants à l’épreuve des anneaux sont morts. Mais pas moi.

Deuxième jour. Nouvelle traversée du gouffre à l’aide des cinquante anneaux. A la différence que cette fois, le temps est limité. Je n’ai pas beaucoup dormi. Comme la nuit précédente en fait. J’ai l’impression qu’il y a encore plus de spectateurs que la veille. Putain, mais quel bordel ici ! Fermez-vos gueules, merde ! Allons : ferme les yeux, recentre-toi. Tout en plongeant ma main dans la pochette de magnésie pendue à ma ceinture, je branche mon juke-box interne sur cet air dont j’oublie toujours le nom. Celui avec la basse et le chanteur à la voix envoûtante. Oui c’est vague, mais je ne me souviens pas des titres, c’est comme ça. Incroyable ce boucan qu’ils arrivent à faire dans les tribunes. Arrête-ça. Ne te laisse pas déstabiliser par les hurlements du public. La sirène du départ m’aurait presque fait défaillir. Mais je vole dans les airs avec encore plus d’aisance que la veille. Le vide se fait autour de moi, aussi noir que le précipice que je traverse. Tant mieux. C’est le secret pour ne pas me perdre. Je pose enfin le pied sur la plate-forme. Voilà, c’est fait. Et maintenant, serre les dents en attendant l’affichage du compteur temps. Si j’ai réussi l’épreuve, je n’aurai qu’à descendre tranquillement rejoindre les autres. Si au contraire je me suis ratée, la plate-forme se dérobera sous mes pieds pour m’envoyer dans le vide. Comme les 263 participants précédents. Comme 598 des 618 qui suivront. C’est l’épreuve la plus sélective, si l’on peut dire. Plus les chiffres tardent à apparaître, plus mon cerveau lutte pour déconnecter. J’ai l’impression de devenir folle. Je tremble de froid et pourtant la sueur coule le long de ma colonne vertébrale. Ne laisse rien transparaître, rappelle-toi. Je ne vais plus pouvoir tenir. Je m’autorise à fermer les paupières, juste une seconde, sans quoi je sens que je vais me mettre à hurler. Est-ce moi qui crie ? Non. Les clameurs viennent des tribunes. J’ouvre alors les yeux sur l’un des meilleurs temps jamais effectués lors de cette épreuve. Comment ai-je réussi cet exploit ? Je ne sais pas. Mais je l’ai fait et c’est tout ce qui m’importe pour l’instant. Je n’arrive pas y croire. Je marche droit devant, sans prêter attention aux mains qui me frôlent, aux gens qui me félicitent et à qui je réponds machinalement d’un hochement de tête. Ils pourraient me dire d’aller me faire foutre, ce serait pareil. J’acquiescerais bêtement de la même façon. Ce n’est qu’une fois arrivée dans la cellule qui m’a été attribuée pour la durée de l’épreuve que je m’autorise à relâcher la pression. Tout y passe : les jambes qui flanchent, les mains qui tremblent, le vomissement qu’on ne peut réfréner, les larmes qui coulent toutes seules, les sanglots violents se changeant en spasmes incontrôlables. J’essaie de me reprendre mais je n’y arrive pas. Je voudrais pouvoir me refermer sur moi-même, et rester là, jusqu’à me réveiller dans une autre réalité. Je suis épuisée, à bout de nerfs. Et surtout : j’ai peur. Très peur de ce qui m’attend demain.

Aujourd’hui, 861 des 1524 participants à l’épreuve des anneaux sont morts. Mais pas moi.

Troisième jour. Dernier jour. Communément appelé le face-à-face. Bien que les concurrents soient répartis en un cercle parfait. Le but étant de tenir en équilibre à bout de bras sur les anneaux jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Je redoute cette épreuve. Le moment est pourtant venu. Une sorte d’arène suspendue surplombe la crevasse. Pour l’occasion, vingt plates-formes s’avancent au-dessus du vide. Chaque participant est invité gentiment par un garde armé à rejoindre l’extrémité de la planche et à se placer sous les anneaux. Je vois du coin de l’œil l’un de mes camarades tomber à genoux et m’interdis de tourner la tête vers lui. J’entends ses pleurs, c’est déjà suffisant. Je sais que j’ai bien fait de ne pas le regarder directement lorsque j’entends ses cris de protestation puis de supplication se transformer en un seul hurlement de terreur provenant subitement d’en-dessous. C’est seulement une fois le cri éteint dans les profondeurs de la crevasse que je m’aperçois que j’avais arrêté de respirer. Nous sommes désormais dix-neuf à nous faire face. A partir de là, chacun connaît par cœur la manœuvre : premier sifflet pour lever les bras vers les anneaux, deuxième sifflet pour sauter et s’y suspendre, troisième sifflet pour se placer en équilibre à bout de bras. Le quatrième est le signal pour retirer les plates-formes. Je m’exécute sans broncher lors des trois premiers coups de sifflet. Le dernier me donne froid dans le dos. Le bruit des plates-formes s’escamotant sous moi semble assourdissant, comme trop présent. Désormais plus rien ne fait obstacle entre moi et le vide. Je sens la peur monter, m’envahir telle une vague irrépressible depuis le bout de mes orteils. Une terreur sourde s’insinue au creux de mes intestins, court le long de mes muscles tendus. Arrête. Reprends-toi. Je fixe mon regard sur le compteur. Les secondes passent lentement. Mais pas d’enjeu de ce côté-là aujourd’hui. C’est juste pour le spectacle : « combien de temps peuvent-ils tenir ? Vont-ils tous chuter rapidement ? Faites vos paris Messieurs-Dames ! » Je n’ose pas regarder mes camarades de jeu, bien que je brûle de savoir comment ils s’en sortent. Sont-ils confiants ? Est-ce qu’ils me regardent, eux ? Ou pire : est-ce qu’ils me regardent le sourire aux lèvres, attendant patiemment que je craque ? Je devrais les regarder en face, bien dans les yeux. Asseoir mon statut de concurrente sérieuse et calmer un peu leur ego. Leur prouver que je compte bien tenir. Oui. Je vais faire ça.

Qu’est-ce qui m’a pris ? A quoi je m’attendais ? Nous sommes tous aussi effrayés les uns que les autres. J’ignore ce que je pensais trouver d’autre au final. Je les ai tous regardés et je n’ai vu que des regards vides ou au contraire trop pleins de sens. Comme celui de la jeune femme, là-bas, sur la gauche, celle qui tremble comme une feuille. Elle ferme les yeux, souffle, remue les doigts. Ne la regarde plus. Fixe le compteur. Voilà déjà pratiquement dix minutes que nous sommes-là. Je ne peux empêcher mes yeux de revenir sur elle. Elle semble peiner. Je sais que c’est ma concurrente et que si je veux survivre, elle doit y passer. Mais d’un seul coup, je trouve ça cher payé. Je voudrais lui dire de tenir encore, de résister. Mais nous ne sommes pas autorisés à parler. Et puis, ça ne servirait à rien. Si je veux gagner, il faudra qu’elle tombe. Ce serait très hypocrite de ma part. Ces tribulations internes sont de toute façon inutiles puisqu’elle vient de lâcher prise. Surtout ne pas la regarder s’enfoncer dans la noirceur de la crevasse. C’est un coup à devenir dingue.

Cette première chute arrache quelques cris étouffés, rapidement suivi de sanglots plus ou moins contenus, parmi mes compagnons de souffrance. Serre les dents, ne laisse rien paraître. Si tu dois crever, fais-le dignement, bordel. Nouveau regard sur le compteur. Horreur. Je viens juste de comprendre que l’autre affichage juste au-dessus tient le décompte du nombre de concurrents encore en lice. Stop. Ferme les yeux. Rebranche ton juke-box. Je préfère me perdre dans mon monde intérieur. Je choisis dans ma liste de lecture un morceau terriblement apaisant : quelques notes de piano, soutenues par une douce voix féminine jamais forcée mais incroyablement présente. Je m’oblige à me souvenir de chaque note, de chaque inflexion choisie par la chanteuse, de chaque mot qu’elle emploie. Je m’attache à reproduire mentalement bon nombre de ses œuvres. Tant et si bien que lorsque j’ouvre les yeux, c’est pour m’apercevoir du temps déjà passé et du nombre fort diminué des concurrents. Nous sommes peu à tenir encore. Je n’aurai pas dû ouvrir les yeux si tôt. Je pense que c’est ce qu’il attendait. Le garçon en face de moi, juste devant. Ses yeux s’accrochent aux miens. Je ne peux définir son regard. Mais la panique que j’y lisais quelques secondes auparavant vient de se muer en un singulier apaisement. Ses bras ne tremblent plus. Son corps semble se détendre. Puis il me sourit. Et sans me quitter des yeux une seule seconde, il lâche prise, puis sombre dans l’abîme sans un bruit. Mon regard ne se détache du sien que lorsque l’obscurité l’a finalement engouffré. Je ne me suis pas aperçue tout de suite des larmes qui courent le long de mes joues. Je ne sais si je pleure par peur de lâcher moi aussi ou par tristesse d’avoir partagé les derniers instants de la vie d’un autre être humain. Tout est confus en moi. Je pleure aussi de jalousie. Oui de jalousie. Il ne souffre plus, lui. Il n’a plus peur. Plus de questions. Plus rien. Peut-être devrais-je me laisser tomber moi aussi ? L’idée m’apparaît d’autant plus séduisante alors que la douleur fige mes muscles. La brûlure de l’effort est atroce. Je voudrais en finir mais pour ça, bordel, il faudrait être moins couarde. Je voudrais endiguer le flot de mes larmes. Je n’y parviens pas. Je suis secouée de sanglots violents, mon nez est une fontaine et les yeux me brûlent. On hurle autour de moi. Qu’est-ce qui se passe ? Ah oui, c’est vrai. L’épreuve. L’épreuve des anneaux. Le public. C’est ça. J’aurais presque oublié. Je lève les yeux vers le compteur et m’aperçoit qu’il affiche alors : 1. J’ai gagné. Bref tour de piste : les anneaux sont vides. Je suis la dernière. J’aurais pensé être soulagée. Bien au contraire les larmes redoublent. La douleur physique n’est plus rien comparée à la souffrance qui me dévore le cœur. Le prix de ma victoire est trop élevé. Je pleure encore en descendant de mon perchoir de torture et en atterrissant sur la plate-forme. Je me sens vide. Et tous ces gens qui crient là, dans les tribunes. Ils hurlent à s’en arracher les cordes vocales. Ils ont déjà oublié tous ceux qui sont tombés. Pas moi. Je sens chaque vie perdue. J’ai du mal à croire les regards empreints de folie des spectateurs qui me fixent et m’assaillent de leurs cris. Je n’en peux plus. Je me bouche les oreilles. Qu’ils arrêtent. Qu’ils arrêtent maintenant. Taisez-vous ! Oubliez-moi. Ma tête me fait mal. Mon crâne semble prêt à exploser d’avoir tant pleuré. Ne m’applaudissez plus. Stop.

Aujourd’hui, 19 des 1524 participants à l’épreuve des anneaux sont morts. Mais pas moi.

Alors j’ai sauté pour les rejoindre. Allez tous vous faire foutre. Fin de l’histoire.

© Vanessa TERTRIN - 2014

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